Enquête - Trois
mille compatriotes concernés par cette question attendent de rentrer au
pays
Les Libanais réfugiés en Israël, un dossier
épineux… qui attend un difficile consensus
L'article
de Scarlett HADDAD
La scène se passe dans le hall d’un hôtel à Chypre.
Des enfants d’une dizaine d’années se laissent étreindre par un homme auxcheveux gris ému jusqu’aux larmes. Les enfants sont émus aussi, mais surtout
gênés, comme s’ils ne connaissaient pas vraiment l’homme qui les serre fort. En
fait, ils ne l’ont plus vu depuis près de cinq ans. Depuis ce mois de mai 2005,
lorsqu’il s’est réfugié en Israël, après le retrait israélien du
Liban.
Claude Hajjar qui se trouve là par hasard assiste à la scène et en a
les larmes aux yeux. Cette militante du parti des Gardiens du cèdre décide
aussitôt de former un comité de soutien aux Libanais réfugiés en Israël. Mais
cette cause, après avoir été évoquée par le général Michel Aoun au Parlement, ne
trouve pas d’échos au sein de la classe politique, qui crie aussitôt au
scandale.
Qui sont ces personnes réfugiées en Israël ? Des victimes ? Des
criminels ? Ou un peu les deux ? Retour sur un dossier que personne ne veut
ouvrir.
Mai 2000. Les Israéliens font savoir qu’ils avaient l’intention de
retirer leurs troupes du Liban. Mais celles-ci n’étant plus très nombreuses – il
y avait eu depuis 1996 des retraits partiels successifs suite aux opérations de
résistance –, la population de la zone alors occupée ne se sent pas effrayée.
Elle croit que la situation générale ne va pas beaucoup changer car l’ALS reste
en principe sur place. Les militants de cette formation vont de village en
village pour rassurer les habitants.
Quelques jours auparavant, le chef de
l’ALS, le général à la retraite Antoine Lahd, avait d’ailleurs lui-même assuré
aux habitants que même si les Israéliens s’en allaient, lui resterait sur place.
Mais à partir du 22 mai, les événements se précipitent et les villages
semblent se vider les uns après les autres de toute trace d’Israéliens ou d’ALS.
Le 24 mai, des habitants viennent informer Étienne Sakr (le chef des Gardiens du
cèdre qui s’était installé à Aïn Ebel, après avoir été contraint par les Forces
libanaises de quitter Achrafieh en 1989 puis après avoir été contraint de
quitter Jezzine après le retrait des Israéliens) que « le front » est vide. Il
commence par ne pas le croire. Il envoie ses jeunes vérifier la véracité de
l’information et, effectivement, toutes les anciennes positions de l’ALS sont
désertes. C’est la panique au sein de la population. Les habitants qui le
peuvent affluent chez lui pour savoir quoi faire. La première réaction d’Abou
Arz (le surnom d’Étienne Sakr) est de demander aux gens de rester sur place.
Mais les nouvelles se précipitent et les combattants du Hezbollah ne cessent de
gagner du terrain. Ils sont désormais tout près de Aïn Ebel et à contrecœur, sur
le conseil de ses compagnons, Abou Arz décide de s’en aller en Israël. Avec deux
cents de ses partisans, il est le dernier à s’en aller par la porte de Fatmé,
dont la grille sera ensuite fermée.
7 à 8 000 réfugiés partis
dans la panique
Les Libanais réfugiés en Israël étaient au départ
entre 7 et 8 000 personnes. Effrayés, mal organisés, ils cherchaient
désespérément l’aide d’Antoine Lahd. Mais le chef de l’ALS semblait inscrit aux
abonnés absents.
C’est à peine s’il a rendu une rapide visite aux réfugiés
qui s’entassaient dans les camps édifiés à la hâte, sans un minimum de
commodités. Ils étaient d’ailleurs tellement révoltés par son indifférence qu’un
petit groupe a tenté même de le tuer. La tentative a échoué, et, pour ces
réfugiés, la vie a continué bon gré, mal gré.
Beaucoup d’entre eux n’avaient
qu’une idée en tête : rentrer au pays. D’autant que beaucoup ont laissé femmes
et enfants derrière eux, notamment dans le village de Ansar (chiite). Car
contrairement à l’idée reçue, la majorité de ces réfugiés appartient à cette
confession. Il y a aussi beaucoup de chrétiens et un peu moins de druzes.
Au
fil des mois, et à mesure que se précisait une sorte de consensus national pour
ne pas trop les maltraiter, 4 000 réfugiés sont rentrés au Liban. Les hommes
étaient traduits en justice et jugés avec des peines allégées ne dépassant pas
les trois ans de prison, alors que les femmes et les enfants revenaient au
village.
Très peu d’incidents de vengeance ou de règlements de compte ont
été répertoriés. Juste quelques voitures dynamitées et parfois des menaces, mais
il n’y a pas eu de chasse aux sorcières.
Aujourd’hui, plus de cinq ans après
le retrait israélien du Liban, il reste encore 3 000 réfugiés libanais en
Israël.
Dans l’esprit des Libanais, ce sont ceux qui avaient des
responsabilités au sein de l’ALS ou ceux qui avaient combattu le Hezbollah ou
encore ceux qui étaient en charge de la prison de Khiam.
Pourtant, Claude
Hajjar est formelle. Pour elle, « la grande majorité de ces réfugiés sont
d’anciens soldats de l’armée et de simples citoyens que les circonstances, et
parfois le commandement de l’armée lui-même, ont contraints à collaborer avec
Israël pour permettre à la population de rester dans ses villages ». Ils paient
ainsi le prix d’arrangements dont ils sont les victimes.
Au
départ, un noyau de l’armée, répondant aux ordres de Yarzé
Pour confirmer ses dires, elle brandit une note
officielle du commandement de l’armée à Yarzé, datée de 1976, signée par le
commandant en chef de l’époque, le général Hanna Saïd, dans laquelle ce dernier
donne des instructions aux soldats présents au Sud de se regrouper et de
s’accommoder avec les circonstances sur place.
D’ailleurs, jusqu’en 2000,
les soldats qui ont par la suite formé l’ALS, sous le commandement du major Saad
Haddad auquel Lahd a succédé, ont continué à percevoir leurs salaires de Yarzé.
Et les voilà aujourd’hui mis au banc des accusés. Claude Hajjar considère cette
situation totalement injuste.
Chez le Hezbollah, la perception est quelque
peu différente. Si le parti reconnaît que le degré de culpabilité diffère selon
le parcours et les fonctions, il veut bien avoir une certaine indulgence pour
ceux qui ont été contraints par les circonstances à collaborer avec Israël ou à
intégrer l’ALS. Même si le Hezbollah continue de penser qu’on a toujours le
choix, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y a eu la Résistance. Par
contre, il n’a aucune indulgence pour ceux qui n’étaient pas originaires de la
région et qui s’y sont pourtant installés et ont rallié l’ALS.
Ceux-là, qui
ont à leur tête le général Antoine Lahd, originaire du village de Kfarkatra au
Chouf, ne seraient pas plus d’une cinquantaine. Parmi eux, il y aurait Allouche
(surnom donné à G. K., originaire de Batroun), J. G. originaire de Jeïta, J. S.
de Jbeil, etc. Il s’agirait, pour la plupart d’entre eux, d’anciens combattants
des Forces libanaises qui auraient suivi un entraînement en Israël et qui, après
la dissolution des milices, auraient préféré s’installer au Sud et rejoindre les
rangs de l’ALS. Ils ont souvent occupé des fonctions importantes au sein de
cette formation. Le Hezbollah affirme d’ailleurs avoir des dossiers sur chacun
d’eux.
Une approche différente, selon les
cas
D’autres, bien qu’originaires du Liban-Sud, ont aussi
occupé des fonctions militaires importantes au sein de l’ALS et ils seraient en
majorité chiites. Il y aurait ainsi les frères de Akl Hachem que le Hezbollah a
assassiné à proximité de sa maison, en prenant soin de filmer l’opération pour
que nul ne puisse mettre en doute la réalité des faits, et bien d’autres, dont
les dossiers sont difficiles à traiter.
Les familles de ces derniers vivent
d’ailleurs dans la peur.
À Khiam, la maison de Fatmé est à un croisement de
rues. Le balcon est arrondi, épousant la forme du rond-point, et sur la
balustrade, un verset du Coran indique aux initiés le domicile d’un « traître ».
C’est avec beaucoup de réticence que la jeune femme nous reçoit. Elle commence
par affirmer qu’elle n’est soumise à aucune pression et qu’elle vit
tranquillement avec ses enfants et sa belle famille. Mais petit à petit, elle
confie qu’elle se sent constamment épiée. Elle reconnaît recevoir de temps en
temps des coups de fil de son mari installé en Israël. Il souhaite revenir,
revoir ses enfants, mais elle n’ose pas lui fixer un rendez-vous hors du Liban,
car elle sait qu’à son retour, elle serait aussitôt interrogée. Elle dit qu’elle
espère qu’une solution sera rapidement trouvée, car la vie est assez dure ainsi,
pour tous les deux et pour les enfants surtout. Pourtant, elle affirme n’avoir
jamais été insultée par les habitants du village, même si elle a le sentiment
d’être un peu ostracisée. Elle vit de travaux de couture effectués chez elle et
évite autant que possible de se faire remarquer.
Fatmé affirme que beaucoup
d’autres femmes sont dans ce cas, mais elles n’ont jamais songé à se regrouper,
chacune préférant se faire aussi discrète que possible.
Sur les 3 000
Libanais réfugiés en Israël, il y aurait près de 1 800 chiites, qui ont encore
de la famille au Liban, mais qui doutent de pouvoir la revoir de sitôt.
Dans les villages chrétiens,une grogne plus
palpable
La situation est un peu différente dans les villages
chrétiens où la grogne est plus perceptible et les revendications plus claires.
À Rmeiche, Aïn Ebel, Kleya, etc., la majorité des habitants pense que ce dossier
doit être réglé au plus vite. L’église, au moins dans ces villages, est
d’ailleurs favorable à cette idée et c’est un évêque, Mgr Sayyah, qui est chargé
de rapporter des messages des Libanais réfugiés en Israël à leurs
familles.
Celles-ci sont unanimes : pour elles, il est temps que tous ces
enfants du pays rentrent chez eux. Maria, sœur de l’un de ces réfugiés, explique
que son frère ne s’est pas rendu de gaieté de cœur en Israël, mais on ne lui a
pas laissé d’autre choix. Pourtant, son choix politique s’est avéré juste
aujourd’hui, tout le Liban étant, selon elle, hostile à la Syrie. « Pourquoi
continue-t-on de refuser d’ouvrir ce dossier ? s’interroge Maria. Vouloir que la
Syrie ne se mêle plus des affaires libanaises, signifie-t-il être l’ennemi de
son pays ? Cette injustice doit cesser. Quant à prétendre que ces Libanais sont
devenus des agents israéliens, c’est de la diffamation. Car nul ne sait mieux
que nous les traitements et les humiliations qu’ils subissent là-bas. »
Selon
la plupart des familles des réfugiés en Israël, depuis leur départ précipité du
Liban, ces milliers de Libanais n’ont connu que le malheur et l’oubli. Ils
espéraient être traités comme de loyaux combattants, ils ont été relégués aux
oubliettes. Ils ont même dû faire un sit-in de plusieurs semaines devant le
bureau du Premier ministre israélien, Ariel Sharon, pour qu’enfin on leur
octroie des indemnités et une pension mensuelle équivalente à 500 dollars. À
peine de quoi survivre, surtout si l’on a avec soi, femme et enfants. Antoine
Lahd ne s’est jamais soucié d’eux. Par contre, certaines familles affirment
qu’Étienne Sakr a été d’une grande aide, au moins pour tenter de mobiliser les
autorités israéliennes et même américaines.
Les Libanais réfugiés en Israël ont été, aux dires de
leurs familles, de déception en déception. Quelques-uns d’entre eux, qui avaient
des liens très étroits avec les Israéliens et leurs services, ont obtenu du
travail et une nationalité. Il s’agirait d’une centaine. Mais les autres ont été
traités comme des personnes indignes. Ils n’ont même pas pu obtenir des visas
pour des pays d’émigration, comme le Canada, l’Australie, l’Argentine ou même la
France, et n’ont pas pu prendre un nouveau départ, attendant un retour
hypothétique au pays.
En 2004, le gouvernement israélien a décidé de leur
accorder la nationalité israélienne, à condition qu’ils renoncent à la
nationalité libanaise. Pour eux, c’était une catastrophe de plus. On leur
offrait de se renier et de renier leurs familles, leur identité et leur passé,
pour une nationalité qui ne leur donnait même pas les mêmes droits que les
citoyens israéliens, les reléguant au statut d’Arabes israéliens (comme les
Palestiniens de 1948). Ils ont pensé que c’était alors le bon moment pour
rappeler aux Libanais leur existence. Mais ni l’État ni les différents partis
politiques n’ont voulu évoquer ce dossier. Il a fallu attendre le retrait des
Syriens et le retour du général Michel Aoun pour qu’il soit enfin question de
leur situation. Mais le tollé quasi unanime qui s’est élevé contre le général et
même contre Bkerké, qui avait aussi évoqué le problème, a vite chassé toute
lueur d’espoir.
Aujourd’hui, même si personne ne veut en parler, le problème
demeure et le temps qui passe augmente encore la complexité du dossier. «
Collaborateurs » pour les uns, victimes pour les autres, ils attendent qu’on
décide de leur sort, en espérant que le jugement final ne soit pas trop rude.
Car au-delà des considérations politiques, c’est un drame humain qui se vit au
quotidien : des familles déchirées, des enfants sans pères et des pères inquiets
pour leur avenir. S’il y a bien une responsabilité dans la coopération avec
Israël, c’est la justice qui devrait la préciser. Au Liban, ce dossier comme
bien d’autres attend un consensus qui tarde à se
faire.